De l’aquasphère au cyberespace : dans ces territoires de conflits, se réemparer des communs
D’abord, un peu de théorie. L’avarice et l’appât du gain nous pousseraient-ils forcément à surexploiter nos biens communs, comme l’a affirmé le biologiste Garrett Hardin dans son influente théorie « la tragédie des communs » ? Ou bien, comme l’a démontré l’économiste et récipiendaire du prix Nobel d’économie Elinor Ostrom, sommes-nous capables de mettre en place des systèmes de gouvernance collective pour prendre soin de nos ressources ? Si longtemps la « tragédie des communs » a influencé nos politiques économiques, cette théorie est de plus en plus battue en brèche.
Face à la privatisation de nos ressources ou à leur gestion exclusive par l’État, le modèle des communs ouvre une troisième voie. Pour ses travaux, Elinor Ostrom a observé de nombreux objets de gouvernance collective : nappes phréatiques au sud de Los Angeles, systèmes d’irrigation en Espagne, territoires de pêche dans le Maine et en Indonésie ou forêts au Népal. Ailleurs, des États frontaliers se partagent la jouissance de cours d’eau pourtant stratégiques pour leur survie. À échelle locale, les habitants d’immeubles participatifs inventent une nouvelle façon de vivre ensemble. Partout, le bilan semble positif : quand on se met autour de la table et qu’on discute, ça marche !
Éviter la guerre de l’eau
C’est ce caractère probant de la coopération qu’a voulu mettre en avant la Cité de l’Economie et des Métiers de Demain (CEMD) de la Région Occitanie dans le cadre d’un travail éditorial original. Pour le mettre en avant, elle a convié en ses murs Eric Servat pour une soirée "Longue Vue". Hydrologue de renommée mondiale, il est le directeur du[1] Centre International UNESCO sur l'Eau, baptisé "ICIREWARD" et installé au sein de l’université de Montpellier. Il coordonne près de 500 scientifiques et 200 doctorants travaillant à aborder les enjeux liés à l’eau dans toutes leurs richesses et leur pluridisciplinarité. « Si on veut aborder un sujet aussi complexe que l’eau, il faut être capable de mettre autour de la table des gens aux compétences différentes. Se regrouper va leur permettre d’aller plus loin que s’ils observaient ce sujet sous un seul prisme. »
Cette intelligence collaborative, le spécialiste y croit. « Il faut discuter, travailler ensemble et s’accorder, que ce soit à l’échelle locale ou internationale, pour gérer cette ressource indispensable », affirme-t-il. Cette dynamique est déjà à l’œuvre dans certaines parties du monde. Eric Servat cite ainsi l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal, dans laquelle sont regroupés des représentants de la Guinée, du Mali, du Sénégal et de la Mauritanie, pour une gestion collective du cours d’eau. Cette bonne intelligence sera essentielle dans les années à venir : les Nations Unies ont recensé plus de 300 lieux dans le monde où la question de l’eau est susceptible de générer des tensions importantes, rappelle le chercheur. Le spectre de la fameuse guerre de l’eau.
Un Internet fractionné
Sur Internet aussi, la question des communs se pose. Peut-on réhabiliter les communs numériques dans un cyberespace devenu territoire de pouvoirs et d’enjeux géopolitiques ? C’est la question à laquelle répond Asma Mhalla, spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques de la Big Tech[2] et autrice du très remarqué Technopolitique, comment la technologie fait de nous des soldats (Seuil, 2024).
De l’utopie concrète des débuts – « Le cyberespace n’est pas borné par vos frontières (…) C’est un acte de la nature et il se développe grâce à nos actions collectives », disposait John Perry Barlow dans sa fameuse Déclaration d’indépendance du cyberespace – le web est devenu un lieu fractionné. C’est le cas par exemple du Grand Firewall de Chine, frontière à la fois physique et idéologique entre le web occidental (et surtout américain) et l’internet chinois. Loin des premiers espoirs d’un espace où la pensée se diffuse librement, la tech est aujourd’hui une industrie marquée par ses infrastructures (semiconducteurs, câbles sous-marins, datacenters…) détenues par des intérêts privés ou publics, impliquant des enjeux géostratégiques de puissance, rappelle Asma Mhalla au cours de cette même Longue-Vue.
La tech au service du collectif est-elle foutue [3] ? Peut-être, semble répondre Asma Mhalla. Les logiciels open-source, incarnation du commun car librement mis à disposition de chacun, peinent à s’affirmer face au modèle privatif dominant – quand bien même les derniers s’appuient souvent sur les premiers. « Le retour des "communs" pourrait être envisagé à des échelles très locales, avec des écosystèmes d'innovation et des projets citoyens », reconnaît la spécialiste dans une interview publiée dans le hors-série de la Cité de l’Économie et des Métiers de Demain. Mais « cela resterait limité à une petite échelle. Or, aujourd'hui, les technologies évoluent à une échelle internationale, dans un contexte de gigantisme et de superpuissance. » Ne baissons pas les bras pour autant : « l’action à l’échelle régionale est non seulement possible, mais hautement souhaitable », nuance-t-elle.
Et s’il faut questionner les frontières, alors redéfinissons aussi nos intentions. « La technologie, pour quoi faire ? », interroge à la tribune Asma Mhalla. Voilà une question que l’on se pose collectivement trop rarement, et à laquelle il s’agirait de répondre collectivement. Et en commun.
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