On s’extasie de leur naissance, on suit quotidiennement le feuilleton de leurs aventures : les entreprises qui ont du sens, en plein “company-boom”, nous bercent des récits de leurs périples respectifs sur le chemin de la vertu. Mais au-delà du storytelling, la “raison d’être” bouleverse-t-elle vraiment leur manière d’être au monde ? Décryptage à l’occasion de la dernière Longue-Vue "Être ou ne plus être" de la Cité de l’Économie et des Métiers de Demain d’Occitanie.
« La question de la raison d’être de l’entreprise grandit depuis des années », rappelle Raphaelle Lamoureux, directrice de la Cité de l’Économie et des Métiers de Demain, en introduction de la table-ronde. « En 2000, le Pacte Mondial de l’ONU a incité les entreprises du monde entier à adopter une attitude socialement responsable ; en 2011, la Commission Européenne a reposé la question de la responsabilité sociétale de l’entreprise en passant d’une possibilité à une nécessité ; en 2019 en France, la Loi PACTE a introduit dans le droit les notions nouvelles de raison d’être et de mission. Pendant toutes ces années, l’ESS grandissait. Juste avant la pandémie, les patrons de la Business Roundtable réunissant plus de 180 firmes américaines appelait à un capitalisme plus responsable. Le Financial Times titrait “Why capitalism needs to be reset in 2020?” Et le 16 mars 2020, à 19h59, nous avons quitté le monde du monde d’avant. Le monde du care et de la sollicitude s’ouvre à nous. Et si l’entreprise de demain ne pouvait plus être sans raison d’être ? ».
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L’entreprise à mission : une hype toute fraîche
« Le reste revient aux entreprises », tranche avec fermeté Emery Jacquillat, PDG de la Camif, entreprise pionnière des sociétés à mission en France. « Les dirigeants ont une responsabilité comme il n’en ont jamais eue. L’entreprise est le plus puissant levier de transformation de société que nous avons à notre disposition aujourd’hui ». Même constat pour Nicolas Hazard, ancien vice-président du groupe SOS et actuel fondateur et président d’INCO - un groupe mondial qui construit une nouvelle économie écologique et solidaire dans 50 pays. « Nous sommes dans un siècle de transformation important, explique-t-il. Les avancées technologiques et numériques, parce qu’elles ne sont pas toujours aussi inclusives qu’elles voudraient l’être, ont fait naître le besoin de réinventer le monde du travail ». Et d’ajouter, reprenant les termes de Laurent Fabius lorsqu’il était Président de la COP21, : « Nous sommes la première génération à savoir, et la dernière à pouvoir faire quelque chose ».
Contre le mission-washing, la transparence
Pour des entreprises soucieuses de séduire une jeunesse désormais engagée, la raison d’être et la mission de l’entreprise deviennent un véritable levier pour le recrutement. De fait, le fabricant français de produits naturels et biologiques Léa Nature a reçu quatre fois plus de CV depuis qu'[il] est devenu entreprise à mission a révélé Anne Mollet, Directrice générale de la CEM au journal Le Parisien. Dans un tel contexte, comment ne pas craindre le mission-washing ? À ce sujet, Emery Jacquillat n’est pas inquiet : « J’ai la conviction que les citoyens et consommateurs décryptent très bien le greenwashing et réclament des preuves de l’engagement sociétal des marques. Pour l’entreprise, ne pas être sincère serait un grand risque : les collaborateurs seraient les premiers à la voir ». Son entreprise joue ainsi à fond la carte de la transparence en affichant pour chaque produit son lieu de fabrication, ses composants, ses critères sociaux et environnementaux et ses certifications. « Nous offrons aux consommateurs la possibilité d’utiliser leur pouvoir d’achat pour favoriser des acteurs locaux. 73% de notre chiffre d’affaires est réalisé avec seulement une trentaine de fabricants français et fin juin nous serons à 100% » ajoute-t-il.
C’est que l’entreprise à mission change en réalité profondément la nature de l’entreprise et son affectio societatis, c’est-à-dire le fondement de la volonté d’entreprendre. Son objet social est élargi pour dépasser la simple recherche de profit : il s’agit désormais de participer à un projet d’intérêt général, à la manière des coopératives ou des mutuelles. La Loi PACTE introduit en effet la création d’un nouvel organe : le comité à mission, composé d’au moins un salarié et de personnalités externes.
Le boom de la gouvernance partagée
Ce nouvel engouement pour les gouvernances partagées ne s’observe pas que dans le secteur des entreprises à mission. « Sur les cinq dernières années, l’emploi coopératif a bondi de +30% » rappelle Fatima Bellaredj, Déléguée Générale de la Confédération Générale des SCOPs, et impliquée dans le milieu coopératif depuis 20 ans. En écoutant les échanges, elle s’amuse de l’ironie de la situation : « Les SCOP font fêter leurs 120 ans et malgré leur ancienneté, elles incarnent la modernité en 2020. Le slogan historique des SCOPs, c’est d’ailleurs “acteur dans l’entreprise, citoyen dans la cité”. L’humain est au cœur de l’entreprise, mais aussi une force de proposition pour ce qui se passe autour d’elle ».
De fait, les success stories de salariés qui s’allient en coopérative pour reprendre l’activité de leur entreprise en crise ne manquent pas dans les médias. Celle de l’éditeur de logiciel de généalogie BSD Concept, devenue la scop Heredis suite à la reprise en main par ses salariés, en fait partie. « Lors de la reprise de l’activité, nous n’avions pas tous le même apport monétaire, mais nous ne voulions pas que cela ait d’impact sur le pouvoir de chacun au sein de l’entreprise », relate Audrey Cavalier, Co-manager et CEO d’Heredis. « Nous avons donc choisi le format scop, dans lequel 1 associé = 1 voix. Nos concurrents nous ont traités de communistes, mais aujourd’hui nous sommes passés de 9 à 23 salariés, et la performance de l’entreprise est là ». Dans son livre Le bonheur est dans le village, Nicolas Hazard mentionne également l’initiative du village Luc-sur-Aude, devenu autonome en énergie grâce à un parc photovoltaïque citoyen dont les habitants sont eux-mêmes propriétaires. Grâce à la société locale coopérative 1, 2, 3 Soleil, souligne Nicolas Hazard, « le projet n’appartient pas à un grand groupe mais aux habitants. Le plus jeune à avoir cassé sa tirelire avait d’ailleurs 11 ans ».
Une grande décision et de grands renoncements
Outre le fait de devoir repenser son modèle de gouvernance, définir sa raison d’être ses missions impose parfois de repositionner son activité. Le Baromètre de l’Observatoire de la Communauté des Entreprises à Mission rappelle en effet que sur cinq sociétés à mission, quatre n’ont pas été créées tel quel. Dans le cas de la Camif elle-même, pourtant devenue société à mission en 2017, avant même que le statut n’existe, c’est la réinvention permanente. Pour faire de l’économie circulaire, l’entreprise a dû intégrer la gestion de la fin de vie des produits, et donc changer de métiers pour n’être plus seulement un distributeur mais un éditeur.
Cela a engendré de réels renoncements. Une semaine après l’écriture de sa mission, elle a ainsi pris la décision de fermer ses portes le jour du Black Friday. « On a besoin de cette radicalité pour aller au bout du projet et pour marquer l’engagement, raconte Emery Jacquillat. Nous avons passé un mauvais moment avec le Comité d’Administration, donc heureusement que c’était écrit dans nos statuts ». Dans une incertitude totale à l’époque, l’entreprise voit vite son culot récompensé : un an plus tard, 88% de ses consommateurs et clients soutiennent le boycott et trois ans plus tard, ce sont pas moins de 1000 sites de e-commerces qui rejoignent l’initiative. Aujourd’hui, il n’hésite pas à remettre le couvert en prenant le risque de se couper de 5% de son chiffre d’affaires au nom du made in France. « J’ai l’habitude de dire que PDG ça veut dire Prof De Gym : on se muscle en se mettant en tension » conclut-il un sourire aux lèvres.
Planter des graines sans se planter
Reste qu’à force de vouloir se mettre en tension, certains vont jusqu’au claquage. Autour de la table-ronde, tous les intervenants ont à l’esprit la récente débandade de Danone, dont l’échec du PDG déchu sonne comme un rappel. Ce qui s’est passé, en l'occurrence, est une histoire de gros sous. Depuis 2014 qu’Emmanuel Faber est aux manettes de Danone, le cours de Bourse de la marque n’a bougé que de +3% quand ceux des concurrents - Nestlé et Unilever - ont respectivement sauté à +45% et +70%. « Plus globalement, le monde de la finance globale marche sur la tête, conclut Fatima Bellaredj. On fait la course au produit le moins cher possible, et après on s’étonne que les usines délocalisent ».
Pour éviter un tel incident, chacun sa recette. Épaulé par le fond à impact Citizen Capital, Emery Jacquillat s’assure en permanence que la performance économique reste au service de l’impact. Audrey Cavalier, elle, mentionne le nouveau fonds d’investissement vert et participatif Coopventure et l’accélérateur de croissance des entreprises de l'ESS Alterventure. « En choisissant des partenaires qui nous ressemblent, on peut avancer dans une croissance maîtrisée ». Sans compter que de nouvelles solutions ne vont cesser de voir le jour, car si elle reste pour l’heure une goutte d’eau dans l’océan du monde financier, la finance à impact grandit de 50% chaque année. La simple existence du pionnier de l’investissement à impact INCO Ventures, qui conseille et gère plus de 200 millions d'euros d’investissement dans les start-ups et entreprises de l’économie inclusive et durable, en est bien la preuve.
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