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Soumis par AlexandraB le mer 03/11/2021 - 17:49

 

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Siècles après siècles, le progrès technique a amélioré notre santé, décuplé notre mobilité et affiné notre compréhension du monde. Mais depuis quelques décennies, les citoyens élèvent leurs voix contre une course à l’innovation qu’ils jugent de moins en moins compatible avec un futur radieux. Comment réconcilier innovation technique et progrès de société ? C’était l’objet de la dernière table ronde Longue-Vue organisée par la Cité de l’Économie et des Métiers de Demain d’Occitanie.

 

Un bug dans la trajectoire des Lumières 

Pour discerner l’avenir, il faut parfois tourner sa longue-vue vers le passé. Que penseraient Diderot, D'Alembert ou Condorcet s’ils nous voyaient aujourd’hui ? Cette question, le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein se l’est déjà posée. « Imaginez une capsule temporelle, glisse-t-il au public. Dans cette machine à voyager du passé vers le présent, plaçons les philosophes du XVIIIème siècle et invitons-les dans une visite guidée de notre présent ». À cette occasion, raconte-t-il, ils découvriront un monde dans lequel l’enseignement est accessible à tous et obligatoire et où le calcul matriciel s’apprend dès 17 ans, un monde où des laboratoires ont appris l’existence des particules élémentaires, un monde dans lequel la révélation de l’électromagnétisme a fait naître des téléviseurs qui connectent désormais l’ensemble des foyers au monde… « Ils vont trouver ça incroyable, voire au-delà de leurs espoirs, n’est-ce pas ? » 

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Mais que vont-ils penser, continue-t-il, lorsqu’ils découvriront que les téléviseurs ne diffusent pas les cours du collège de France mais des programmes commerciaux ? Que vont-ils se dire lorsqu’ils verront que des individus sont allés sur la Lune alors que d’autres dorment encore dans la rue au milieu de l’hiver ? « Ils ne vont pas comprendre les raisons d’autant d’opportunités manquées, tranche Etienne Klein. Il y a eu ce qu’on pourrait appeler une allotélie, c’est-à-dire que le but visé n’a pas été atteint».  Telle est la trajectoire du progrès : une prouesse technique ne se traduit pas systématiquement en bénéfice pour l’Humanité. À son époque, D’Alembert écrivait dans l’Encyclopédie que le savoir des géomètres - des mathématiciens -,  était « peut-être le seul moyen de faire secouer peu-à-peu à certaines contrées de l'Europe, le joug de l'oppression et de l'ignorance profonde sous laquelle elles gémissent ». Une approche sous-entendant naïvement un embrayage automatique entre progrès scientifique, politique et moral. Et auquel Etienne Klein rétorque : « Il est clair que D’Alembert n’a pas connu la Corée du Nord et ses excellents géomètres ». 
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Les penseurs des Lumières se seraient-ils doutés que la découverte de l’électromagnétisme ferait naître Time Square ? — Unsplash

 

 

Technophiles contre Néo-luddites : deux visions du progrès

En 2020, la naïveté face au progrès a fait place à la lucidité, et on sait désormais que les exploits techniques ne sont pas systématiquement des passerelles vers une société heureuse. « Nous vivons dans des sociétés de plus en plus fracturées, avec des groupes sociaux qui ont des modes de vie et des imaginaires en concurrence les uns face aux autres » analyse François Miquet Marty, président du groupe de conseil Les Temps Nouveaux et de l’Institut de conseil Viavoice. « Il y a d’un côté les supporters de l’innovation, qui prospèrent, et de l'autre ceux qui la voient comme une menace ». De quoi engendrer, face aux nouvelles technologies, au mieux du scepticisme, au pire de la haine : attaque d’une voiture Street View à coup de cocktails Molotov, fauche de champs OGM, manifestation contre des employés de Google, vandalisation d’antennes 5G, etc. Une techno-réticence, voire technophobie, qui ne date pas d’hier. Dans 1980, un “Comité pour la liquidation ou le détournement des ordinateurs” (CLODO) s’attaquait déjà à l’industrie informatique française à grand renfort de feu et de bombes. On parle d’ailleurs depuis les années 1990 de néo-luddisme en référence au mouvement original des Luddites briseurs de machine des années 1811-1812. 

« On passe donc d’un temps constructeur (avec le progrès) 
à un temps corrupteur (avec l’innovation)
»
Etienne Klein 

 

À Toronto en 2019, le projet de ville intelligente confié par les autorités publiques à la société sœur de Google, Sidewalk Labs, s’est lui aussi soldé en échec, malmené par le mouvement #BlockSidewalk rassemblant des citoyens crispés par un projet aux finalités opaques. « Comment imaginer qu’un opérateur numérique soit capable de construire une ville saine, que des algorithmes puissent assurer le bien commun, et que la somme des intérêts individuels puisse faire l’intérêt général ? » demande Jacques Priol, fondateur du cabinet de conseil CIVITEO, et Président de l'Observatoire Data Publica. « Google a voulu gérer les attentes globales en prenant en compte les besoins de consommateurs, et non d’habitants ».

 

Progrès ou innovation : temps constructeur ou temps corrupteur

Pourquoi l’innovation technique n’est-elle pas synonyme de progrès de société ? Pour le comprendre, Etienne Klein sort ses cartes fétiches : l’étymologie et la sémantique, et s’attarde plus particulièrement sur l’évolution des mots « progrès » et « innovation ». « À l’origine, le mot « progrès » a une connotation spatiale et militaire - on dit que les armées progressent », introduit-il. Le progrès avance donc avec une destination et un objectif donné. Et de citer Kant qui, dès 1784, expliquait que le progrès est une idée “consolante” : d’abord parce qu’elle envisage un futur meilleur, et donc une solution aux maux du présent ; ensuite parce qu’elle donne un sens au sacrifice qu’elle impose, c’est à dire au travail que demande le progrès pour advenir. « Croire au progrès c’est configurer le futur à l’avance de manière positive et constructive, c’est relativiser le négatif en sachant que tout n’est pas condamné à aller toujours mal, et que le négatif est ferment du meilleur » conclut Etienne Klein.  Le mot « innovation », lui, vient du vocabulaire juridique, et désigne un “avenant” apporté à un contrat déjà signé pour qu’il demeure valide alors que quelque chose a changé. « L’innovation, c’est donc ce qu’il faut faire pour que rien ne change, c’est donc un principe de conservation » analyse-t-il. Machiavel insère par la suite le mot dans un contexte politique en précisant que le Prince ne doit pas innover, sauf si son pouvoir est menacé. Le mot est ensuite inséré dans le monde de la technique par Francis Bacon qui dit que le temps qui passe est corrupteur, et qu’il faut innover pour lutter contre ses effets négatifs. « On passe donc d’un temps constructeur (avec le progrès) à un temps corrupteur (avec l’innovation) ». 
 
statue
Le progrès est représenté par le jeune homme portant la torche, accompagné de Pégase, symbole de la vitesse. Les trois figures féminines représentent la littérature, l'industrie et le commerce, et les arts.

— Parc du Retiro, Madrid Wikimedia Commons

Les siècles passant, l’idée de « progrès » s’est effacée pour laisser place à « l’innovation ». Après la Seconde Guerre Mondiale, le Progrès perd sa majuscule et son usage décline à partir de cette période. En 2010, quand la Commission Européenne parle des défis toujours plus graves qu’elle rencontre - vieillissement, baisse de la compétitivité, raréfaction des ressources… - elle pointe un adjuvant pour les relever : l’innovation. Les prouesses techniques et technologiques ne sont donc plus appelées à réaliser un futur souhaitable, mais à réparer un présent cassé. 

 

Crise du progrès, crise de la démocratie

Il est ainsi peu étonnant que les populations n’adhèrent plus aux promesses de l’innovation. « Soit le futur est présenté de manière attractive, et alors il n’est pas crédible, soit il est présenté de manière crédible, et alors il n’est pas attractif » synthétise Etienne Klein. En 2020, pourtant, un sursaut a eu lieu : alors que le futur était devenu synonyme de collapsologie, la crise a renversé le discours en faisant naître l’idée d’un « monde d’après » idéal. « Cela a réactivé une projection dans l’avenir, comme si pendant quelques semaines, l’idée de la fin du monde avait été détrônée par l’idée du monde de demain ». Une parenthèse vite refermée par l’enlisement dans des confinements successifs. « Aujourd’hui, le futur est en jachère intellectuelle, personne ne peut figurer 2050, et les jeunes générations ne peuvent pas se penser dans le futur ». 

 

« Au 12ème siècle, le mot « débattre » désignait ce qu’il faut faire pour ne pas se battre ; aujourd’hui, au lieu de ça, on s’étripe sur des plateaux de télévision »
Etienne Klein 

 

Comment s’en sortir ? Dans son livre Réinventons le progrès ! publié fin 2020, François Miquet-Marty dessine deux voies. La première : « réinventer un progrès avec tous les publics et présentant des intérêts pour le plus grand nombre ». Frédéric Gilli, économiste, professeur à Sciences-po, Directeur Associé de l’agence Grand Public, abonde : « nous avons une incapacité majeure à nous représenter collectivement et discuter de qui nous sommes et qui nous invite à être ensemble ». Une incapacité qu’il relie à l’effondrement des tous les piliers qui structuraient hier les rapports des individus au collectif. « Et nous ne réglerons pas notre rapport au progrès et à l’innovation si nous ne réglons pas notre rapport à la démocratie ».  Si notre rapport à la démocratie est en crise, embraye Etienne Klein, c’est parce que « la militance » est désormais décorrélé de « la compétence ». « Dans nos sociétés post-modernes, nous ne parvenons pas à débattre du type de compagnonnage que nous voulons avec les nouvelles technologies, car nous nous autorisons à avoir un avis sur un sujet sans pour autant le connaître ».
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Un graffiti anti-5G dans l’Est de Londres — Unsplash

 Ainsi, parmi les 79% des français qui ont un avis sur la 5G, combien peuvent expliquer matériellement ses tenants et aboutissants ? Pourquoi faire des sondages pour demander aux Français si le vaccin est efficace ? Pourquoi donner la parole à des minorités bavardes qui contestent le réchauffement climatique ? Au 12ème siècle, ajoute Etienne Klein, le mot « débattre » désignait ce qu’il faut faire pour ne pas se battre ; aujourd’hui il pointe le fait de s’étriper sur des plateaux de télévision. La solution : remettre de la méthodologie dans les échanges et réarticuler discussion démocratique et décision politique en reconnaissant quels avis sont légitimes, et lesquels ne le sont pas. Frédérique Pain, Directrice de l’Ecole Nationale Supérieure de Création Industrielle, complète : « penser et configurer le futur ne se fait pas de manière linéaire mais par l’expérimentation, avec une agilité radicale, en laissant une place au débat dans une approche pluridisciplinaire ».

 

Contre les fantasmes, l’imaginaire et l’éthique

La seconde voie que dessine François Miquet-Marty pour réinventer le progrès, c’est de réinventer la manière dont on parle du progrès lui-même. « La notion des imaginaires est clé, ajoute Frédérique Pain. Le sens d’une innovation est aussi une perception, qui touche à une dimension humaine ; or tous nos actes sont requestionnés en permanence - je veux un SUV mais cela consomme sans doute trop, je veux la 5G mais c’est peut-être toxique pour l’environnement - de sorte qu’on oscille constamment entre négatif et positif ». Le doute s’est installé dans la tête des individus car nous avons trop de questions et pas assez de réponses pour construire quelque chose qui soit unanimement positif. 

 

« Alors que le futur était devenu synonyme de collapsologie, 
la crise a renversé le discours en faisant naître l’idée d’un « monde d’après » idéal
»
Etienne Klein

 

Pour ne pas empiéter sur le terrain de la science et remettre en cause des savoirs déjà acquis,  les imaginaires devront donc s’exercer dans le champ du vivre ensemble et de l’éthique. « Quand on associe trajectoire et controverse, on voit bien que la meilleure manière de développer l’innovation pour bien commun c’est l’éthique, analyse Emmanuelle Rial-Sebbag, juriste, Directrice de recherche à l’INSERM en bioéthique et droit de la santé, qui travaille précisément sur la manière de construire un cadre de confiance entre acteurs dans le cadre de l’initiative Occitanie Data. Ce qu’il nous faut, c’est un cadre composé de valeurs qui permettent de construire des innovations qui vont être utiles, acceptables et utilisées dans un cadre de confiance qui réconcilie l’ensemble des acteurs ». Une définition taillée qui aurait pu être taillée sur-mesure pour la Cité de l’Économie et des Métiers de Demain, organisateur de la conférence Longue-Vue. « Ces échanges confortent la mission de la Cité de l'économie et des métiers de demain, dont le rôle est précisément d’imaginer et co-construire des futurs qui soient souhaitables et acceptables pour l’ensemble des parties prenantes de la société » conclut Marie-Thérèse Mercier, conseillère régionale, pilote du projet.

 

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